
Dans l’espace dévasté de l’Amérique des oubliés, éreinté par l’écrasante chaleur du désert du Mojave, Ronald Wayne fait partie de ces perdants magnifiques. Celui qui a co-fondé en 1976 la plus fascinante des machines de guerre économique, Apple Co., vit désormais dans le dénuement le plus total. Rencontre.

Né au cœur de la Grande Dépression, dans les années 1930, Ronald G. Wayne n’est pas un simple homme de l’ombre de la Silicon Valley. Designer industriel à l’époque de l’explosion de l’électronique et de l’informatique, il a contribué à l’essor d’Atari avant de fonder avec deux amis la société qui allait devenir la plus riche et la plus puissante de sa génération : Apple Computer.
Ce troisième mousquetaire d’Apple, aux côtés de Steve Wozniak et Steve Jobs, a pourtant vécu depuis dans l’anonymat, entouré de vieilles machines à sous qu’il a passé des années à conceptualiser : il a revendu l’intégralité de ses parts dans Apple deux semaines seulement après la création de la firme à la pomme. Par choix créatif, par volonté de liberté. Depuis, il vit à Pahrump, Nevada, ancienne ville de chercheurs d’or perdue à une heure et demie de route de Las Vegas, dans une maison en préfabriquée cernée par des trailer-parks en ruine. Au crépuscule de sa vie, il ne regrette rien.
Vous naissez en 1934, quelques années seulement après le plus gros crash historique de Wall Street…
Je suis né pendant la Grande Dépression et jusqu’à mon adolescence, à Cleveland dans l’Ohio. C’est une ville géniale… à quitter ! (rires) Surtout à cette époque où Rockfeller y accumulait tous ses déchets. Mais je n’ai pas à me plaindre car j’ai gagné au tirage de la loterie génétique : j’ai 79 ans actuellement, et je n’ai jamais eu à affronter la maladie.

Dans mon quartier vivait un homme très sérieux et conservateur qui ne faisait aucune folie dans sa vie : il avait une société qui marchait raisonnablement bien, il épargnait chaque centime qu’il pouvait mettre de côté, il ne jouait jamais au casino, etc. Et un jour, il est allé déposer de l’argent à sa banque et les portes étaient fermées : il venait de perdre tout ce qu’il avait.
Cette histoire m’a marqué très jeune : vous pouviez suivre toutes les règles de bienséance et d’honnêteté et vous faire avoir une bonne fois pour toutes. Gamin, j’y pensais sans cesse et on ne me donnait pas de réponses valables. En grandissant, j’ai essayé de comprendre les sources de cette crise financière mondiale qui ne cessait de grandir.
C’est le sujet de votre dernier livre, Insolence of Office, qui remonte aux sources de la crise économique…
Il faut retourner à la Seconde Guerre Mondiale, une époque où l’on produisait sans se soucier du lendemain une armée de milliardaires, avec des navires de guerre de plusieurs milliers de tonnes, peuplés de centaines et de centaines de marins et de militaires.
Multipliez le coût de chacun de ces bâtiments par le nombre de navires construits pendant toutes nos guerres… Faites de même avec l’aéronautique et ses centaines de milliers d’avions. Puis rajoutez les tanks, les pistolets, les munitions, les explosifs que nous avons construits et détruits. Et remontez même jusqu’à 1934, ma date de naissance.
Qui a payé pour tout cela ? Tout le monde, bien sûr. Mais ce qui est moins évident, c’est que nous continuons à le payer. Pourquoi ? À cause des accords de Brenton Woods, en 1944, qui ont fixé les grandes lignes du système financier à venir, avec la création de taux d’échange, à la place de l’étalon-or. Ils étaient obligés de faire cela car chaque pays au monde était tout simplement ruiné. Et la machine à billets a commencé à rouler dans chaque pays.
Nous sommes encore dans les conséquences de cette décision de Brenton Woods, dans une inflation exponentielle que nous sommes incapables de régler. Je soupçonne que la Chine sera la première à revenir en arrière : le pays dispose de trois trillions de dollars en liquide, et commence à acheter en masse or, argent et cuivre.
Je me suis passionné pour l’électronique. C’était une science qui en était à ses balbutiements, que l’on pouvait apprendre tout seul.
Cette sensation, je l’ai depuis plus de quarante ans, alors que j’étais encore en place chez Atari. Depuis que je suis à la retraite, je suis retournée dans ces considérations et en ai fait un livre. Il faut bien s’occuper, non ? (rires) Ici, à Pahrump, je suis perdu dans le désert, comme un vieux retraité sans rien à faire. Alors que je collectionne les timbres et l’or, un peu comme un ancien pionnier qu’on aurait oublié dans le désert !